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Rémunération équitable : une décision de la Cour de justice qui menace les subventions françaises

Dernière mise à jour : 9 déc. 2020

CJUE, 8 septembre 2020, aff. C-285/19, Recorded Artists Actors Performers Ltd. c/ Phonographic Performance Ireland Ltd.



Résumé : la CJUE refuse toute discrimination basée sur l’absence de réciprocité

et bouleverse l’économie des aides à la création. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu un arrêt qui bouleverse la gestion collective de la rémunération équitable et inquiète les organismes de gestion collective (OGC) français. Jusqu’alors, cette rémunération légale versée en contrepartie de la diffusion de musique enregistrée (radio, TV, lieux publics) obéissait à un principe de réciprocité et n’était donc pas versée aux ayants droit ressortissants de pays qui n’en versaient pas aux ayants-droit français. Ces sommes devenaient ainsi « irrépartissables » et pouvaient être distribuées par les OGC sous forme de subventions. La CJUE refuse qu’une discrimination s’opère entre ressortissants de l’UE/EEE et ressortissants de pays tiers, sous prétexte d’une absence de réciprocité. Ainsi la CJUE met à mal une des formes de financement des OGC qui ne pourront plus utiliser ces sommes au titre d’aides à la création, mais devront les verser aux artistes et producteurs de pays tiers.

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Les rémunérations légales de droits voisins – la rémunération pour copie privée collectée sur les supports vierges et la rémunération dite « équitable » collectée à l’occasion de la diffusion de phonogrammes – constituent une des sources de rémunération significatives pour les artistes et les producteurs. La rémunération équitable perçue en 2019 s’est élevée à plus de 135 millions d’euros, selon la SPRÉ, l’organisme chargé de sa perception et de sa répartition. Cette redevance de droits voisins est collectée auprès des diffuseurs (restaurants, magasins, radios, chaînes de télévision, discothèques etc.) en contrepartie de la diffusion de phonogrammes du commerce dans des lieux publics, à la radio ou à la télévision. Tout diffuseur paie et bénéficie en contrepartie d’une licence accordée par la loi qui concerne tous les enregistrements diffusés. En France, la SPRÉ distribue cette rémunération équitable à parts égales aux OGC d’artistes-interprètes (ADAMI et SPEDIDAM) et aux OGC de producteurs phonographiques (SCPP et SPPF).

Par son arrêt du 8 septembre 2020, la CJUE refuse que les OGC discriminent les ressortissants de pays hors de l’UE/EEE en refusant de leur verser leur part de rémunération équitable, au motif que leur pays tiers ne verse aucune rémunération aux ressortissants UE/EEE. Cela implique pour les OGC de répartir ces sommes qu’ils conservaient traditionnellement pour financer la création française par l’attribution de subventions. Les représentants des OGC français et les acteurs culturels dépendant directement de ces aides ont immédiatement fait appel aux pouvoirs publics.

L’absence de versement d’une « rémunération équitable » par des pays tiers ne justifie pas de discriminer ses ressortissants

La question préjudicielle posée à la CJUE opposait deux sociétés de gestion collective irlandaises : RAAP (Recorded Artists Actors Performers Limited) en charge de la gestion de droits d’artistes-interprètes et PPI (Phonographic Performance Ireland Limited) en charge de droits de producteurs de phonogrammes. Alors qu’en France, une société commune (la SPRÉ) reverse aux OGC des deux catégories d’ayant droits, en Irlande la société de producteurs PPI collecte toutes les sommes et reverse une part revenant aux interprètes à RAAP.

Leur désaccord portait sur le montant de la rémunération équitable à verser aux artistes-interprètes membres de la RAAP : d’une part, la RAAP estimait que la rémunération équitable devait être versée à tout interprète diffusé, quelle que soit sa nationalité ou son lieu de résidence ; d’autre part, la PPI se basait sur le principe de réciprocité pour ne pas reverser de rémunération équitable aux ayants droit de pays (tels que les États-Unis notamment) qui ne versent pas eux-mêmes de rémunération aux ressortissants irlandais.

Dans ces conditions, la juridiction irlandaise a saisi la CJUE pour interpréter l’article 8 de la directive 2006/115/CE relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d’auteur qui prévoit ce mécanisme de rémunération dite équitable en contrepartie de la licence légale.

La Cour de justice considère qu’il n’appartient pas aux États membres de l’Union de limiter le droit à la rémunération équitable à l’égard des artistes ressortissants d’États tiers à l’Union européenne (et à l’Espace économique européen) dans la mesure où le législateur européen n’a pas prévu la possibilité d’une telle limitation.

L’articulation entre les normes communautaires et internationales

Pour justifier cette interprétation, la CJUE s’appuie non seulement sur la directive 2006/115, mais également sur les deux principaux instruments internationaux relatifs aux droits voisins. Le premier est la Convention de Rome de 1961 pour la protection des artistes interprète ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion. Le second est le traité sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes (« TIEP » ou, plus fréquemment « WPPT » selon son titre anglais WIPO Performances and Phonograms Treaty) adopté sous l’égide de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) en 1996. Aux termes de chacune de ces conventions, les États contractants s’engagent à intégrer à leur législation un droit à rémunération équitable pour les titulaires de droits voisins sur les phonogrammes diffusés à la radio-TV et dans les lieux publics. Cependant, certains pays (dont les États-Unis) ne les ont pas ratifiées ou ont émis des réserves limitant ce droit.

En application du principe de réciprocité prévu à l’article 21 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, l’Union et les États membres ne sont pas tenus d’accorder sans limitation le droit à une rémunération équitable aux ressortissants d’un État tiers qui a émis des réserves. La CJUE rappelle que « la nécessité de préserver des conditions équitables de participation au commerce de la musique enregistrée constitue un objectif d’intérêt général », susceptible de limiter les droits des artistes (considérant 84 de la décision). Par principe, une certaine limitation des droits serait donc acceptable au nom du principe de réciprocité.

Cependant en l’espèce, la CJUE relève également que, du point de vue des ayants droit de pays tiers concernés, l’absence de versement de redevances pour l’exploitation de leurs enregistrements est une privation de rémunération qui leur porte préjudice et ne leur permet pas de participer au marché culturel sur un pied d’égalité. D’un point de vue technique et juridique, la Cour de justice relève que ce droit à une rémunération équitable, en tant que droit de propriété, intellectuelle, reconnu et intégré au droit européen (qui incorpore lui-même les conventions internationales précitées) ne peut être limité que par un instrument législatif européen. Selon la Cour, « il appartient au seul législateur de l’Union et non aux législateurs nationaux de déterminer s’il y a lieu de limiter l’octroi, dans l’Union, de ce droit voisin du droit d’auteur à l’égard de ressortissants d’États tiers et, dans l’affirmative, de définir cette limitation de manière claire et précise. Or, (…) ni cette disposition ni aucune autre disposition du droit de l’Union ne contient, en l’état actuel du droit de l’Union, une limitation de cette nature » (considérant 88).

L’impact sur l’aide à la création en France

A l’instar de leurs homologues irlandaises, les sociétés de gestion collective françaises ont toujours été réticentes à verser la rémunération légale aux ressortissants des États-Unis (parmi d’autres), qui est l’un des grands absents de la Convention de Rome (et qui a adhéré au WPPT, comme l’Union européenne, mais avec une réserve sur ce point) et qui, de fait, ne connaît pas de mécanisme de rémunération équitable qui serait versé aux ressortissants français pour les diffusions ayant lieu aux États-Unis. Selon le droit français, la rémunération équitable est répartie aux ayants droit étrangers seulement lorsqu’une convention internationale le prévoit (article L.214-2 du Code de la propriété intellectuelle). A défaut, seuls les artistes-interprètes et producteurs dont l’enregistrement aura été fixé pour la première fois dans un État membre de l’Union devraient être susceptibles de percevoir leur part de rémunération légale.

La rémunération équitable qui n’est pas répartie à ces ayants droit étrangers devient alors « irrépartissable » et ainsi est attribuée à « des actions d’aides à la création, à la diffusion du spectacle vivant, au développement de l’éducation artistique et culturelle, et à des actions de formation des artistes ». En effet, l’article L.324-17 du CPI prévoit que les sommes non réparties « soit en application des conventions internationales auxquelles la France est partie, soit parce que leurs destinataires n'ont pas pu être identifiés ou retrouvés » doivent être réparties sous forme de subventions et d’aides au soutien des industries culturelles. Selon le rapport annuel 2019 de la Commission permanente de contrôle des organismes de gestion des droits d’auteur et des droits voisins (émanation de la Cour des comptes), le montant des irrépartissables attribués à des actions artistiques et culturelles est passée de 77 M€ à 125,6 M€ entre 2013 et 2017.

L’impact sur la vie culturelle française est ainsi potentiellement extrêmement lourd puisque la réduction drastique des subventions distribuées jusqu’alors par les OGC est non seulement à craindre pour l’avenir, mais également pour le passé. L’ADAMI anticipe 35% de baisse de ses budgets d’aide, de même la SPEDIDAM craint une diminution de 30%, alors que du côté des producteurs, la SPPF évoque une privation de 50% des financements d’aides.

Les sociétés de gestion collective françaises ont immédiatement suspendu leurs calendriers d’attribution de subventions et craignent devoir verser aux ayants droit étrangers concernés des arriérés de redevances correspondant aux 5 années précédentes, alors même que ces sommes ont déjà été dépensées.

En effet, conformément au délai quinquennal de prescription de droit commun, le Code de la propriété intellectuelle dispose que les actions en paiement des droits perçus par les OGC se prescrivent par 5 ans à compter de leur perception (art. L.324-16), étant précisé que les irrépartissables peuvent être distribués à compter de 3 ans suivant leur collecte.

Le tissu des industries culturelles français est ainsi fait qu’un tel bouleversement de la structuration financière du secteur serait dramatique pour bon nombre d’acteurs reposant d’une façon ou d’une autre sur les subventions accordées par les sociétés de gestion collective. Ces dernières ont donc toutes communiqué sur les pertes importantes de fonds qu’entrainerait la décision de la Cour de justice et en ont appelé aux pouvoirs publics et aux instances européennes, pour qu’un mécanisme législatif vienne à la rescousse.

Même si la Cour a clairement précisé qu’il n’appartenait qu’au législateur européen de modifier la règle applicable, le législateur français n’est pas forcément démuni s’il fait preuve d’un peu d’imagination juridique et de réflexion.

Ainsi peut-on rappeler que « l’autre » licence légale de droits voisins qu’est la rémunération pour copie privée est affectée, à la source et expressément par la loi, à 25% à l’aide à la création, sans qu’il soit nécessaire de compter sur des sommes qui ne pourraient pas être réparties. De même, le champ de la licence légale, couvrant aujourd’hui l’intégralité des phonogrammes diffusés, pourrait être revu pour ne concerner que certains enregistrements. Dans tous les cas, les solutions devraient à la fois tenir compte de considérations économiques (ne pas prendre aux uns pour donner aux autres) et ne pas s’engager dans des pratiques discriminatoires injustifiées.

Un autre sujet de réflexion peut porter sur les effets rétroactifs de l’interprétation donnée par la CJUE : alors que les OGC ont pu distribuer à titre de subvention les sommes concernées à partir de 3 ans suivant leur perception, peut-on considérer que les artistes de pays tiers concernés disposent toujours d’une créance à l’égard des OGC pour les 5 années antérieures ?

Reste à voir qui apportera le plus rapidement une réponse à ce désarroi du secteur : la loi, les tribunaux ou le politique.

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